Ophélie par Arthur Rimbaud





Ophélie est un personnage célèbre d'Hamlet, qui, atteinte de folie par la mort de son père aux mains de Hamlet et son amour pour ce dernier, se noie dans une rivière.

Au début du XIX siècle, le romantisme avait mis Shakespeare à la mode et ses oeuvres étaient connues d'Arthur Rimbaud. Ophélie représentait alors le thème de la belle morte célébrant ses noces mystiques avec la nature. En s'emparant du thème d'Ophélie et en produisant l'une des plus belles variantes de cette légende d'Ophélie, Rimbaud, qui a alors 15 ans d´âge, apportait sa pierre à l'édification d'un mythe littéraire et artistique qui n'a pas cessé de se développer jusqu'à nos jours.







Ophélie



I

Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles

La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,

Flotte très lentement, couchée sur ses longs voiles...

- On entend dans les bois de lointains hallalis...



Voici plus de mille ans que la triste Ophélie

Passe, fantôme blanc sur le long fleuve noir :

Voici plus de mille ans que sa douce folie

Murmure sa romance à la brise du soir...



Le vent baise ses seins et déploie en corolle

Ses longs voiles bercés mollement par les eaux :

Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,

Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux.



Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle :

Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,

Quelque nid d'où échappe un léger frisson d'aile

- Un chant mystérieux tombe des astres d'or...



II

Ô pâle Ophélia! belle comme la neige!

Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !

- C'est que les vents tombant des grands monts de Norvège

T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté ;



C'est qu'un souffle du ciel, tordant ta chevelure,

À ton esprit rêveur portait d'étranges bruits :

Que ton coeur entendait le coeur de la Nature

Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits ;



C'est que la voix des mers, comme un immense râle,

Brisait ton sein d'enfant trop humain et trop doux ;

- C'est qu'un matin d'avril, un beau cavalier pâle,

Un pauvre fou s'assit, muet, à tes genoux!



Ciel ! Amour ! Liberté ! quel rêve, ô pauvre folle !

Tu te fondais à lui comme une neige au feu :

Tes grandes visions étranglaient ta parole

- Un infini terrible égara ton oeil bleu!...

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III

- Et le Poète dit qu'aux rayons des étoiles

Tu viens chercher la nuit les fleurs que tu ceuillis,

Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,

La blanche Ophélia flotter comme un grand lys.



15 mai 1870

Arthur Rimbaud